Quel est le nom correct de Lens nigricans ? Analyse nomenclaturale et typifications

Title

What is the correct name for Lens nigricans? Nomenclatural analysis and typifications

Résumé

La lentille noircissante, classiquement appelée Lens nigricans (M. Bieb.) Godr. dans les flores, doit désormais être rattachée au genre Vicia, comme toutes les espèces de lentilles. Le présent article, après avoir rappelé l’évolution de la taxinomie du genre Lens, analyse les combinaisons utilisables pour désigner cette espèce. Grâce à l’analyse de l’unique échantillon de Ervum lentoides de l’herbier Tenore, à Naples, et sa typification, nous concluons que le binôme correct pour désigner cette plante est Vicia lentoides (Ten.) Coss. & Germ.

Abstract

The blackening lentil, classically called Lens nigricans (M. Bieb.) Godr. in the floras, must now be attached to the genus Vicia, like all lentil species. The present article, after recalling the evolution of the taxonomy of the genus Lens, analyses the combinations that can be used to designate this species. Thanks to the analysis of the only sample of Ervum lentoides from the Tenore herbarium, in Naples, and its typification, we conclude that the correct binomial to designate this plant is Vicia lentoides (Ten.) Coss. & Germ.

Le genre Lens ayant été transféré au sein du genre Vicia, suite aux récentes analyses phylogénétiques, la question se pose du choix du binôme correct pour désigner Lens nigricans (M. Bieb.) Godr. sous le genre Vicia. Le présent article analyse la situation nomenclaturale de cette espèce et statue sur ce point, en lectotypifiant par ailleurs le binôme retenu, Vicia lentoides.

1. Rappels sur le traitement du genre Lens

Après la création du binôme Ervum lens par Linné dans Species Plantarum (1753), le genre Lens a été créé en 1754 par Philip Miller dans The Gardeners Dictionary.

Depuis le milieu du xviiie siècle, les quelques espèces composant ce genre ont été traitées par les auteurs au sein du genre Lens (Miller, 1754 ; Adanson, 1763 ; Bronn, 1822 ; Fournier, 1947 ; etc.), Vicia (Moench, 1784 ; Coste, 1899 ; etc.) ou Ervum (de Candolle, 1825 ; etc.). Ces approches très variables montrent la difficulté de leur traitement, certains auteurs retenant comme principal critère de classification la petite taille de leurs fleurs, d’autres la longueur des dents du calice.

Seule la phylogénie moléculaire a permis de trancher sur le découpage de la tribu des Fabeae. Dès les premières études de ce groupe, réalisées par l’équipe de Martin Wojciechowski, la grande proximité entre les genres Vicia et Lens a été établie, au sein du « superarbre Hologalegina », lui-même appartenant au clade IRLC (Inverted Repeat-Lacking Clade) et au groupe phylogénique des légumineuses de l’ancien monde (« old world clade ») (Wojciechowski et al., 2000 ; Wojciechowski, 2003). Au-delà, Steele et Wojciechowski (2003) ont établi, sur l’analyse du gène plastidial matK, que le genre Lens avait tout lieu d’être réintégré au sein de Vicia.

Toutefois, la véritable « révolution phylogénétique des Fabeae » a été publiée en 2012 par une équipe internationale (Schaefer et al., 2012), qui a analysé de façon très approfondie une grande majorité des espèces de la tribu, puisqu’ils ont analysé environ 70 % des taxons, provenant de tous les continents. Leur analyse a en outre porté sur de nombreux gènes ou pseudogènes, à savoir les séquences de rbcL, matK, trnL-trnF, trnS-trnG, psbA-trnH, et le fragment ITS. Leurs conclusions sont conformes aux premières études précitées, mais permettent d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension de la tribu, la délimitation des genres et des sections, et montrent notamment que les genres Lens et Pisum sont monophylétiques, mais ne peuvent être maintenus au rang générique pour assurer les monophylies respectives de Vicia et de Lathyrus.

Dans une logique de genres monophylétiques, l’intégration du genre Lens au sein de Vicia est donc actée, ce qui amène à analyser toutes les combinaisons décrites pour les espèces de ce genre. Dans un travail récent, deux d’entre nous (Coulot & Rabaute, 2016) ont décrit avec Hanno Schaefer un certain nombre de combinaisons en ce sens.

2. Le devenir du binôme Vicia nigricans

À la suite d’une récente discussion avec Errol Véla, nous nous sommes penchés sur le binôme Vicia nigricans, qui a été utilisé deux fois. La première fois, il a été créé en 1830 par les auteurs américains William Jackson Hooker et  George Arnott Walker pour désigner une plante sud-américaine, présente en Argentine et au Chili, proche de Vicia cassubica L. (en tout cas morphologiquement). La deuxième utilisation de cette combinaison a été faite par Ernest Cosson et Ernest Germain de Saint-Pierre en 1861, dans la deuxième édition de leur Flore des environs de Paris, comme nom correct d’Ervum nigricans, décrit initialement par Friedrich Marschall von Bieberstein en 1808 dans sa flore taurico-caucasienne sur des échantillons récoltés en Crimée (Ukraine).

L’article 11.4 du Code de Shenzhen (Turland et al., 2018) précise que le nom correct d’un taxon est la combinaison de l’épithète finale du plus ancien nom légitime du taxon de même rang, avec le nom correct du genre ou de l’espèce auquel il est assigné. Mais il comprend des exceptions dont la suivante :

« (c) if the resulting combination […] would be illegitimate under Art. 53. ». Cette exception indique que si la combinaison résultante est un homonyme d’un nom existant (Art 53.1) il faut appliquer la démarche indiquée ensuite dans l’article, à savoir : « If (c) applies, the final epithet of the next earliest legitimate name at the same rank is to be used instead or, if there is no final epithet available, a replacement name or the name of a new taxon may be published. ».

En l’occurrence, même si l’épithète « nigricans » a bien été utilisée pour la première fois par Bieberstein en 1808 pour indiquer notre plante européenne, c’était dans le genre Ervum. Dans le genre Vicia, la première combinaison utilisant l’épithète « nigricans » date de 1830, pour désigner la plante sud-américaine, ce qui rend illégitime par homonymie toute combinaison Vicia nigricans ultérieure. En conséquence, la combinaison Vicia nigricans (M. Bieb.) Coss. & Germ., datant de 1861 et basée sur Ervum nigricans M. Bieb, est illégitime par homonymie et ne peut être utilisée comme nom correct.

En conclusion, le nom Vicia nigricans doit donc être utilisé pour désigner la plante argentine (ou être placée en synonymie d’une plante présente en Argentine), et il faut donc, pour désigner la lentille noircissante européenne (photo 1), soit prendre l’épithète suivante en terme de priorité, soit proposer un nom de remplacement.

Photo 1. Détails morphologiques de la lentille noircissante. © P. Coulot & Ph. Rabaute.

3. Analyse synonymique d’Ervum nigricans Bieb. et nom correct de la plante

L’analyse synonymique d’Ervum nigricans M. Bieb. donne le résultat suivant, dans l’ordre chronologique de publication des basionymes :

1- Ervum nigricans M. Bieb. Fischer (1808, Fl. Taur.-Caucas. 2 : 164)

1.a- Lens nigricans (M. Bieb.) Godron (1843, Fl. Lorr. 1 : 175)
1.b- Vicia nigricans (M. Bieb.) Cosson & Germain (1845, Fl. Env. Paris, éd. 1 : 143)
1.c- Lathyrus nigricans (M. Bieb.) Petermann (1846, Deutschl. Fl. : 155)
1.d- Vicia lens subsp. nigricans (M. Bieb.) Bonnier & Layens (1894, Fl. Fr. : 87)
1.e- Lens culinaris subsp. nigricans (M. Bieb.) Thellier (1912, Mém. Soc. Sci. Nat. Cherbourg 38 : 346)

2- Ervum sylvaticum Fischer (1808, Cat. Jard. Pl. Gorenki : 116)

3- Ervum lentoides Tenore (1811, Fl. Nap. 1 : 70)

3.a Vicia lentoides (Tenore) Cosson & Germain (1845, Fl. Env. Paris, éd. 1 : 143)

4- Ervum dalmaticum C. Presl (1837, Weitenw. Beitr. 2 : 31)

5- Lens uniflora Schur (1866, Enum. Pl. Transs. : 171)

5.a- Lens nigricans var. uniflora (Schur) Battandier (1904, Fl. Synopt. : 112)

6- Lens biebersteinii Lamotte (1877, Prodr. Fl. Plat. Centr. : 220)

7- Vicia marschalii Arcangeli (1882, Comp. Fl. Ital. : 206)

Si l’on considère que le taxon concerné est une espèce de genre Vicia, l’épithète nigricans n’est pas utilisable du fait de l’existence du nom Vicia nigricans Hook. & Arn. publié en 1830 (cf paragraphe précédent). L’épithète sylvaticum (ou sylvatica pour Vicia) ne peut pas être utilisée car elle l’est par ailleurs pour désigner une autre espèce, dont le nom correct est Ervilia sylvatica (L.) Schur et dont le basionyme Vicia sylvatica L. (1753) est antérieur à la description d’Ervum sylvaticum par Fischer (1808). De même, l’épithète dalmaticum (ou dalmatica pour Vicia), utilisé par Karel Presl en 1837, est déjà utilisée pour désigner une autre vesce, Vicia dalmatica A. Kern. (1886), du groupe de Vicia villosa. Elle n’est donc elle non plus utilisable pour désigner la lentille noircissante, en application des mêmes règles que pour l’épithète nigricans (cf. supra). Aussi, la première épithète valide et disponible est lentoides, dont le basionyme est Ervum lentoides, utilisé pour la première fois par le botaniste italien Michele Tenore en 1811, dans le premier tome de sa flore de Naples.

Dans le quatrième tome de la Monographie des Leguminosae de France (loc. cit.), nous avions mis en doute la synonymie entre Ervum nigricans M. Bieb. et Ervum lentoides Ten. En effet, tous les échantillons rapportés à ce binôme et récoltés en France, dans le Var notamment, correspondaient en réalité à la lentille de Lamotte, Vicia lens (L.) Coss. & Germ. subsp. lamottei (Czefr.) H. Schaefer, Coulot & Rabaute. Notre conclusion en remarque 3 était la suivante : « En l’absence d’une analyse du type de Tenore, nous ne pouvons que citer ce binôme en synonymie de V. lens subsp. lamottei que sous la forme suivante : « ? Ervum lentoides sensu bot. varois, non Tenore » ». En effet la description de Tenore est assez imprécise et ne permet pas d’établir si la plante décrite correspond à Lens nigricans ou à L. lamottei, toutes deux présentes dans le sud de l’Italie : « Pedunculis subbifloris, leguminibus glabris dispermis, foliolis inferioribus ellipticis, superioribus oblongis obtusis, stipulis semisagittatis basi-dentatis. Annua. Nob. ». Sans précision, notamment sur les tailles respectives des pédicelles et pédoncules florifères, il est impossible de conclure. Seul le type permettrait donc de statuer.

Grâce à l’aide de Roberta Vallariello, nous avons pu accéder à une image numérisée de l’unique specimen étiqueté « Ervum lentoides » dans l’herbier de Tenore, à Naples. Cet échantillon (photo 2), qui n’est pas numéroté (comme toutes les planches de l’herbier Tenore) et porte une étiquette de la main de Tenore indiquant « Basilicata – Bari – Lecce », est ici désigné comme lectotype du nom Ervum lentoides Tenore. Il est parfaitement typique de Lens nigricans M. Bieb. et ne correspond pas du tout à la lentille de Lamotte. La plante de Tenore a notamment des pédoncules à arête plus longue que le pédicelle et des fleurs géminées dans plusieurs inflorescences. Il s’agit en outre d’une plante assez densément et longuement velue. Il n’y a donc plus aucun doute sur le fait que les botanistes français du début du xxe siècle ont utilisé à tort le binôme Ervum lentoides pour appeler les plantes varoises.

En conclusion, le nom correct pour désigner la plante initialement décrite sous Ervum nigricans M. Bieb. et classiquement appelée Lens nigricans (M. Bieb.) Coss. & Germ. est Vicia lentoides (Ten.) Coss. & Germ. Nous en proposons la synonymie suivante :

Vicia lentoides (Ten.) Coss. & Germ. (1845, Fl. Env. Paris, éd. 1 : 143)

Ervum dalmaticum C. Presl
Ervum lentoides Ten.
Ervum nigricans M. Bieb.
Ervum sylvaticum Fisch.
Lathyrus nigricans (M. Bieb.) Peterm.
Lens biebersteinii Lamotte
Lens culinaris Medik. subsp. nigricans (M. Bieb.) Thell.
Lens nigricans (M. Bieb.) Godr.
Lens nigricans (M. Bieb.) Godr. var. uniflora (Schur) Batt.
Lens uniflora Schur
Vicia lens (L.) Coss. & Germ. subsp. nigricans (M. Bieb.) Bonnier & Layens
Vicia marschalii Arcang.
Vicia nigricans (M. Bieb.) Coss. & Germ.

Photo 2. Lectotype, désigné ici, de Ervum lentoides Tenore, dans l’herbier Tenore, in NAP. © R. Vallariello.

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Remerciements

Ils s’adressent à Errol Véla et Jean-Marc Tison pour leurs remarques à l’origine de ce travail, et à Roberta Vallariello, conservatrice de l’herbier de Naples (NAP), pour la fourniture de l’image numérisée de la part d’herbier d’Ervum lentoides de l’herbier Tenore.