Carnets botaniques

1. Préambule

Des journées d’échanges thématiques sur le terrain sont par nature propices aux découvertes botaniques dans la mesure où c’est l’occasion d’observer un groupe de taxons dans tous ses détails. Ainsi, lors d’une formation interne du Conservatoire d’espaces naturels (CEN) Occitanie au sujet des graminoïdes (cypéracées, joncacées, poacées), une demi-journée de prospections a été réalisée sur le plateau de Sault (Aude), site connu pour ses prairies hygrophiles oligo-mésotrophiles à Carex pulicaris et C. hostiana, notamment. La laîche de Host étant réputée pour sa facilité à former des hybrides, le groupe a porté une attention particulière aux individus de Carex ayant des utricules déjà jaunâtres et compressibles car dépourvus d’akènes. En effet, dans un secteur très humide de la parcelle (photo 4), deux individus avec ces critères ont été localisés et étudiés (photos 1 et 2). Au vu de leurs critères morphologiques et du cortège de laîches présent, nous avons supposé qu’il devrait s’agir de l’hybride Carex hostiana × C. lepidocarpa. Cette détermination a été confirmée sur le groupe Facebook Carex par le spécialiste européen du genre, Jacob Koopman.

Photo 1. Individu 1 de Carex ×leutzii (Roquefeuil, 10 juin 2024) ; M. Klesczewski, CC-BY-NC-ND.

Photo 2. Individu 2 de Carex ×leutzii (Roquefeuil, 10 juin 2024) ; M. Klesczewski, CC-BY-NC-ND.

2. Historique de l’hybride

L’hybride Carex hostiana DC. × C. lepidocarpa Tausch a été décrit par Kneucker (1891 : 68) dans la cinquième édition de la flore de la région du Bade (Allemagne du sud-ouest ; photo 3).

Photo 3. Protologue de Carex ×leutzii (Kneucker, 1891 : 68).

Afin de rendre cette description plus accessible, nous en proposons la traduction suivante :

Laîche de Leutz. Très proche de la précédente [C. ×fulva Good.] ; mais plus fine et plus gracile ; feuillage plus étroit et plus court ; tige plus rude sous l’épi femelle inférieur ; épis femelles plus rapprochés, courtement cylindriques ; utricules et becs le plus souvent divariqués à l’horizontale, plus rarement les becs un peu rétrorses ou orientés vers le haut, plus petits que chez la précédente ; utricules brusquement rétrécis vers le bec ; écailles plus courtes et bordure hyaline plus large ; utricules le plus souvent vides car akènes avortés. Actuellement connu uniquement de Waghäusel, parmi ses espèces parentes ; probablement aussi ailleurs.

Kneucker (1891) a dédié ce nothotaxon à Ferdinand Leutz, comme lui un botaniste du sud-ouest de l’Allemagne (voir annexe). Leutz a relativement peu publié, mais plusieurs de ses articles évoquent des hybrides. Notamment, son compte-rendu d’excursion à Ichenheim (Leutz, 1899) évoque plusieurs hybrides de Carex du groupe flava avec C. hostiana.

Suite aux excellents travaux publiés par Więcław & Koopman (2013), Więcław (2014) et Koopman & Więcław (2019), l’hybride est reconnu par les référentiels internationaux et les flores spécialisées les plus récentes (Hamon, 2022 ; Koopman, 2022 ; GBIF Secretariat, 2024 ; POWO, 2024 ; voir aussi Király et al., 2019). Une cartographie mondiale du nothotaxon est disponible sur Plants of the world online (POWO, 2024 ; carte 1 ci-dessous). D’après cette référence et la monographie de Koopman (2022), Carex ×leutzii n’était pas encore connu en France. Le nothotaxon n’est d’ailleurs pas non plus référencé dans SiFlore (FCBN, 2016) ou Flora Iberica (Luceño, 2008). Reste à signaler que Carex ×leutzii est mentionné dans plusieurs flores françaises, sans trop de précision. Rouy (1912) le cite [sub “×lentzii”] comme variété de Carex × xanthocarpa Degl., ce qui a sans doute contribué à la confusion au sujet de ces hybrides en France. Foucaud (1928) le considère comme nothotaxon à part entière en reprenant l’erreur de citation de Rouy (“×Lentzii”), et indique sa présence en Normandie. Dans Flora Gallica, Tison (2014 : 119) le donne comme étant “beaucoup plus rare et isolé” [que Carex ×xanthocarpa], sans autre information. Finalement, Hamon (2022) cite l’hybride comme potentiellement présent en France.

Carte 1. Répartition mondiale de Carex ×leutzii ; © POWO (2024).

Dans le Global Biodiversity Information Facility (GBIF Secretariat, 2024; carte 2 ci-dessous), une seule donnée est affichée en France. Il s’agit d’une plante récoltée en 2013 par F. Desmoulins dans le Cher et étiquetée “Carex cf. ×leutzii” (Herbier du MNHN, P011056047). D’après nous, cette plante normalement fructifiée et à morphologie non intermédiaire ne représente qu’une variante de Carex hostiana.

Il existe toutefois encore des confusions dans quelques ouvrages comme la Hybrid Flora of the British Isles (Foley & Porter, 2015 : 391) et l’Inventaire national du patrimoine naturel (MNHN & OFB, 2003-2024) qui appliquent une synonymie erronée, notamment avec Carex ×fulva Gooden. (voir aussi Biais & Klesczewski, 2021). Dans un souci de clarification mais sans rentrer dans les détails, nous dressons dans le tableau 1 la liste des hybrides reconnus des Carex du groupe flava avec Carex hostiana (d’après Koopman & Więcław, 2019 ; POWO, 2024) :

Carte 2. Données de Carex ×leutzii disponibles dans le GBIF; © GBIF Secretariat (2024).

Tableau 1. Hybrides connus de Carex hostiana avec des espèces du groupe Carex flava.

3. Distinction des hybrides de Carex hostiana

En France, une seule clé de détermination prend en compte les hybrides de Carex, il s’agit de celle de la Flore complétive de la plaine française par Fournier (1928). Beaucoup plus récemment, Koopman et Więcław (2019) ont proposé une clé avec nomenclature actualisée pour les Pays-Bas, mais C. × leutzii n’y figure pas. C’est finalement le cas dans la clé de Więcław (2014).

Il nous a paru intéressant d’élaborer une clé actualisée pour l’ensemble des hybrides de Carex hostiana avec des espèces du groupe Carex flava (hybrides connus ou potentiellement présents en France). Cette clé est basée sur les critères mis en évidence par Więcław (2014), Koopman & Więcław (2019) ainsi que Biais & Klesczewski (2021).

1a. Utricules majoritairement avec akène bien développé, non compressibles ; écailles femelles avec marge membraneuse étroite …………………………………………………………………………………………………………………..  taxons non hybridés

1b. Utricules majoritairement vides, facilement compressibles ; écailles femelles avec marge membraneuse nette   …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….    2

2a. Longueur utricules < 4 mm …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….  3

2b. Longueur utricules > 4 mm ……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..  5

3a. Longueur bec < 1 mm ………………………………………………………………………………………………………………………………………………  C. × pauliana

3b. Longueur bec > 1 mm ………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..  4

4a. Épis distants, longueur du pédoncule mâle souvent > 20 mm ……………………………………………………………..  C. × fulva

4b. Épis rapprochés, longueur du pédoncule mâle souvent < 20 mm …………………………………………………..  C. × leutzii

5a. Port cespiteux ; becs apparents, longs de 1,7 mm ………………………………………………………………………  C. × xanthocarpa

5b. Port rhizomateux ; becs moins apparents, longueur < 1,4 mm …………………………………………………………….  C. × leutzii

4. La station de Roquefeuil

Nous avons observé la laîche de Leutz à deux endroits au sein d’une prairie très humide à Juncus inflexus, Scorzonera humilis, Trocdaris verticillata (photo 4) et différentes espèces de laîches parmi lesquelles Carex pulicaris, C. lepidocarpa et C. hostiana. Concernant cette dernière, il s’agit d’une des très rares stations dans le département de l’Aude. L’espèce avait été découverte la première fois en 2007 à Belvis par F. Andrieu et C. Plassart puis en 2009 à Roquefeuil (Plassart et al., 2016 : 146).

Photo 4. Station de Carex ×leutzii à Roquefeuil (10 juin 2024) ; M. Klesczewski, CC-BY-NC-ND.

Cette végétation oligotrophile des zones d’engorgement prononcé a été décrite par B. de Foucault (2019) comme Carici hostianae-Scorzoneretum humilis au sein de la classe des Scheuchzerio-Caricetea fuscae (voir aussi Foucault, 2023).

La parcelle en question fait partie des 150 ha faisant l’objet d’une convention de gestion entre la commune de Roquefeuil et le Conservatoire d’espaces naturels d’Occitanie signée en 2016. Dans ce cadre, le CEN accompagne la commune pour la mise en œuvre d’un pâturage adapté aux enjeux et la réalisation de chantiers par exemple de débroussaillage.

La parcelle communale avec la laîche de Leutz correspond à un grand parc de 44 ha. Ce clos est utilisé par le groupement pastoral de Roquefeuil comme pâture pour un troupeau bovin. Les bêtes y arrivent assez tardivement pour une première session en juillet, puis pour une seconde entre mi-août et septembre. Selon les années et notamment la disponibilité de la ressource pastorale, un troisième passage peut être réalisé en octobre. À noter que les ligneux font parfois l’objet de chantiers de gyrobroyage, ce qui permet de contenir leur dynamique dans ce clos.

Au vu de l’état de conservation favorable de la végétation herbacée dans la parcelle, le mode de gestion actuellement mis en œuvre paraît pertinent.

5. Conclusion

Les hybrides de Carex sont encore relativement mal connus en France. Des prospections ciblées permettent souvent de détecter et de mieux documenter ces nothotaxons trop souvent ignorés. À cette fin, nous avons transmis nos échantillons des deux individus observés à l’herbier de l’Université de Montpellier (MPU). À terme, il serait souhaitable de disposer d’une clé de détermination du genre incluant l’ensemble des hybrides connus en France, à l’image de la clé proposée par Fournier (1928).

Dans l’Aude, Carex hostiana est présent aussi au Pré d’en Vaquier et à la Teulière à Roquefeuil, tout près de la station découverte de l’hybride, ainsi qu’au Pré du Roi à Belvis. Carex ×leutzii serait à rechercher aussi sur ces autres noyaux de population.

Annexe 1 : Présentation de F. Leutz (1830-1910)

Source : Kneucker (1911).

Ferdinand Leutz est un enseignant et botaniste allemand, né en 1830 à Ebersbach (Allemagne). Après des études de théologie et de philologie, il devient enseignant dans différentes écoles. En 1866, il est nommé directeur d’un institut de formation des maîtres et garde ce poste jusqu’à sa retraite en 1903 à l’âge de 73 ans. Leutz était apprécié non seulement pour son caractère franc et direct, mais aussi tout particulièrement pour son approche très pédagogique et bienveillante, pour laquelle il est cité par ses élèves comme « Papa Leutz ».

D’après IPNI (2024), Carex ×leutzii est le seul taxon qui lui est dédié, et il n’en a pas décrit lui-même.

Photo 5. Ferdinand Leutz (1830-1910) en 1903 ; source : auteur inconnu ; domaine public (Kneucker, 1911).