Révision chorologique et écologique de Buxbaumia viridis, espèce protégée en France
Title
Chorological and ecological revision of Buxbaumia viridis, species nationally protected under the law
Résumé
La chorologie et l’écologie de Buxbaumia viridis, espèce réputée strictement montagnarde à subalpine saprolignicole, sont revues sur la base d’observations nouvelles, réalisées récemment en France. Cette espèce est en fait largement répandue en dehors des massifs montagneux, en plaine et dans la région méditerranéenne, mais sous forme de populations gamétophytiques indépendantes. D’autre part, sous cette forme, elle semble posséder une amplitude écologique beaucoup plus large. Elle s’est révélée capable de coloniser des aulnaies marécageuses, des tremblaies, des corylaies, etc., voire même des habitats non forestiers secs, comme des rochers granitiques humifères, ce qui contraste fortement avec les habitats habituellement recensés. Les investigations méritent d’être poursuivies sur le terrain et au laboratoire afin de cerner avec plus de précision encore le comportement écologique et la répartition nationale de l’espèce. Les implications conservatoires de ces nouveaux apports sont brièvement discutées.
Abstract
The chorology and ecology of Buxbaumia viridis, a species reputed to be strictly mountainous to subalpine, saprolignicolous, are reviewed on the basis of new observations recently made in France. This species is in fact widely distributed outside the mountain ranges, at low altitudes and in the Mediterranean region, but in the form of independent gametophytic populations. On the other hand, in this form, it seems to have a much wider ecological amplitude. It has proven capable of colonizing swampy alder groves, aspen groves, Corylus groves, etc., or even non-forest, dry habitats, such as humus-bearing granite rocks, which contrasts sharply with the habitats usually mentioned. Investigations deserve to be continued in the field and in the laboratory in order to identify with even more precision the ecological behavior and the national distribution of the species. The conservation implications of these new contributions are briefly discussed.
Buxbaumia viridis (Moug. ex Lam. & DC.) Brid. ex Moug. & Nestl. (Buxbaumiaceae) est une mousse répandue dans l’hémisphère nord, considérée comme hygroclinophile, acidiphile et observée généralement sur bois mort en décomposition au sein de peuplements à dominante résineuse (sapinières, pessières, etc.). Les gamétophytes mâles et femelles de cette espèce sont pratiquement invisibles sur le terrain, la détection de l’espèce reposant alors sur l’observation d’un sporophyte caractéristique, composée d’une épaisse soie papilleuse et d’une urne dissymétrique dont l’épiderme s’exfolie en lambeaux vers l’extérieur à maturité (photo 1). Les nombreuses études chorologiques, écologiques, etc. (Philippe, 2007 ; Holá et al., 2014 ; Spitale & Mair, 2017) portant sur Buxbaumia viridis concernent donc exclusivement le stade sporophytique. Une étude récente (Wolf, 2015) a toutefois mis en évidence l’existence de propagules caractéristiques chez Buxbaumia viridis, laissant supposer que la détection pratique pouvait également se faire sur la base de structures gamétophytiques non sexuées, même en l’absence des capsules.
Nos travaux récents (Guillet et al., 2020), réalisés dans plusieurs régions de France, de la plaine à la montagne, ont permis de mettre en évidence l’existence de populations constituées uniquement du gamétophyte et semblant ne jamais produire de sporophytes. Cette originalité biologique rappelle le cas de Vandeboschia speciosa qui existe à l’état de prothalle dans des habitats suboptimaux.
Trois populations strictement dépourvues de sporophyte ont fait l’objet de séquençages moléculaires ayant permis de confirmer sans ambiguïté l’appartenance de ces structures gamétophytiques à l’espèce Buxbaumia viridis. Ces données seront publiées ultérieurement.
Les populations gamétophytiques indépendantes ont fait l’objet de recherches non systématiques ces dernières années. Cela conduit à réviser de manière substantielle la chorologie de Buxbaumia viridis en France. D’autre part, il semble également que ces populations non sporophytiques puissent coloniser des habitats habituellement considérés comme défavorables. Le but du présent article est ainsi de compléter la répartition nationale de Buxbaumia viridis et de montrer que sa niche écologique a été largement sous-estimée. Nous rappelons en préalable les critères morphologiques permettant une identification fiable du stade gamétophytique sur le terrain, dans l’espoir que ces descriptions seront utiles aux botanistes de terrain. Ces nouvelles données ont des conséquences notables sur l’approche conservatoire de cette espèce protégée au niveau national et listée à l’annexe II de la directive Habitats-Faune-Flore.
1. Reconnaissance du stade gamétophytique
Le gamétophyte est facile à observer sur le bois mort, répandu sur le sol des forêts résineuses de moyenne montagne (photo 2). Il colonise le bois en décomposition à un stade avancé de pourrissement et complétement dépourvu d’écorce (un couteau peut y être planté sans difficulté jusqu’à la garde), mais également sur des bois moins décomposés, quoique moins fréquemment. Le bois colonisé se trouve généralement directement en contact avec le sol, ce qui a été interprété comme permettant à l’espèce de bénéficier de l’humidité édaphique (Přívětivý et al., 2017). Enfin, le gamétophyte ne semble pas plus fréquent sur le bois en décomposition colonisé par une pourriture blanche (décomposant la lignine) que sur celui affecté par une pourriture brune (décomposant la cellulose). Les amas de gemmes sont d’ailleurs fréquemment observés sur les crêtes résiduelles issues de la décomposition du bois par les pourritures blanches.
Le stade gamétophytique de Buxbaumia viridis est constitué de deux structures bien distinctes : protonéma et gemmes. Les gemmes sont souvent disposées en petits groupes, séparés les uns des autres, de quelques mm² (photos 3 et 4). Vus à la loupe à main, ces amas présentent un aspect rugueux en surface, évoquant une peau de crapaud (photo 5). Ils sont visibles à l’œil nu, d’apparence granuleuse, de couleur marron ou noirâtre, en fonction de l’état d’hydratation (photos 6 et 7).
Lorsqu’ils reprennent une activité métabolique (croissance du protonéma), ils se colorent en vert-marron, voire en jaune d’or. Le protonéma quant à lui se présente sous la forme d’un film blanchâtre à verdâtre intimement appliqué sur les fibres du bois. L’ensemble protonéma + gemmes est caractéristique, les amas de propagules contrastant singulièrement avec le vert-blanchâtre des filaments protonématiques (photos 8 et 9). Les gemmes de Buxbaumia viridis sont oblongues, multicellulaires et couvertes, surtout dans la partie la plus large, de verrucosités proéminentes. Leur taille varie de 40 à 70 µm de long (photos 11 et 12).
Une recherche attentive permet de constater que des gemmes sont toujours présentes à proximité (sur le même support, parfois à plusieurs dizaines de centimètres) du sporophyte. En revanche l’observation de gemmes ne donne aucune information sur la possibilité de découvrir des sporophytes dans les environs.
De nombreux autres organismes, pas toujours aisés à identifier, peuvent ressembler aux amas de gemmes. Des champignons (photos 12 et 13), des Cyanobactéries ou des algues (photo 14) sont souvent observés sur le terrain dans des conditions comparables à celles décrites ci-dessus.
2. Méthodes
Les prospections ont été réalisées dans plusieurs régions de France en 2020, 2021 et 2022. Aucune méthodologie systématique n’a été employée, les observations ayant été effectuées à la faveur d’inventaires bryologiques dans des réserves, des massifs forestiers, différents autres sites et habitats.
Les colonies de Buxbaumia viridis sont repérées à vue sur le terrain, puis sont localisées à l’aide d’un GPS de terrain et confirmées au laboratoire par prélèvement de quelques propagules. Une fois la colonie circonscrite, le sporophyte a été activement recherché pendant environ trente minutes dans un rayon d’environ 10 m autour de cette population. L’habitat et les microhabitats colonisés ont été relevés, sans réalisation de relevés phytosociologiques.
Les données sont reportées sur une carte de France. Elles ne visent naturellement aucune forme d’exhaustivité mais sont simplement destinées à fournir une première idée plus précise de l’étendue de la distribution de Buxbaumia viridis. Le fond de carte utilisé comporte les données de sporophytes de Buxbaumia viridis disponibles sur le site de l’INPN (données transmises par l’INPN-plateforme nationale du SINP, le 11 août 2022). Les données gamétophytiques sont distinguées des données sporophytiques.
3. Résultats
Cinquante-et-une populations gamétophytiques nouvelles ont été découvertes en 2020, 2021 et 2022 (tableau 1).
La distribution générale de Buxbaumia viridis a été sous-estimée (carte 1). La présence de cette espèce est étendue aux régions de plaine (jusqu’à l’altitude inférieure de 10 m, en baie de Somme) et au domaine méditerranéen, où l’espèce n’était pas recensée jusqu’alors. Elle semble bien présente dans certaines régions comme le Sud-Ouest (triangle landais) ou certains grands massifs forestiers de plaine (forêt de Tronçais, forêt d’Écouves, etc). Ces populations nouvellement découvertes sont toutes constituées de colonies gamétophytiques.
D’autre part, la niche écologique de l’espèce a également été amplement sous-estimée. Nos observations montrent que l’espèce peut se développer dans des habitats tels que des boisements de feuillus (de diverses essences : Chênes, y compris Chênes méditerranéens, Trembles, Peuplier noir, Aulne, etc.), des forêts marécageuses (tourbeuses ou non), des landes xérophiles ou des affleurements rocheux acides. Ces observations dans des habitats inédits ont été réalisées à la fois dans l’aire de répartition des sporophytes (principaux massifs montagneux), mais également en dehors de cette dernière.
Les microhabitats investis par le gamétophyte ne se limitent pas au seul bois mort fibreux et écorcé. Les colonies gamétophytiques ont été observées sur des écorces d’arbres morts ou vivants (base de troncs de diverses essences, feuillues ou résineuses), sur l’humus brut de forêts variées, sur des talus forestiers, etc. Des observations se rapportent également à des mousses déperissantes, ou de petites accumulations de matière organique sur des rochers granitiques exposés au soleil, ou entre les feuilles de mousses pleurocarpes (telles qu’Hypnum jutlandicum, Herzogiella seligeri, Hylocomium splendens, etc.).
4. Discussion
La distribution de Buxbaumia viridis en France doit être revue à la lumière de nouvelles campagnes de prospections systématiques. Nos inventaires préliminaires montrent que l’espèce est répandue en France, et probablement commune à banale dans certaines régions d’où elle n’était pas mentionnée auparavant.
Les données écologiques circulant dans la littérature scientifique ne s’appliquent qu’au stade sporophytique et ne sauraient a priori concerner le stade gamétophytique dont les exigences semblent nettement moins étroites. L’espèce est en effet capable de se développer dans des habitats non forestiers, secs et totalement dépourvus de bois mort. Si les sporophytes sont faciles à repérer (en raison de leur morphologie originale, de leur taille et de leur confinement supposé au bois mort bien décomposé dans des forêts matures), il n’en va pas de même des populations gamétophytiques qui sont difficiles à détecter, notamment parce que les recherches doivent être étendues à des supports plus diversifiés (sols, rochers humifères, etc), ainsi qu’à une large gamme d’habitats, forestiers ou non.
Néanmoins de nombreuses questions restent posées. Ces populations gamétophytiques indépendantes sont-elles capables de produire des sporophytes de manière occasionnelle, en réponse à des conditions écologiques favorables ? Ces sporophytes auraient ainsi échappé à la sagacité des bryologues œuvrant en dehors des régions montagneuses. Cela ne semble pas impossible. Des suivis diachroniques d’importantes populations planitiaires seraient utiles dans l’optique de mieux cerner le comportement biologique de l’espèce dans des habitats apparemment suboptimaux. Des expériences de transplantation (de supports depuis des localités de plaine vers des localités de montagne, dans l’aire du sporophyte) pourraient également être instructives. Il faut toutefois rappeler que de telles expérimentations doivent être réalisées dans un cadre légal, l’espèce bénéficiant d’un statut de protection nationale.
Toutes les réflexions concernant la conservation de l’espèce Buxbaumia viridis doivent désormais tenir compte de l’existence de populations gamétophytiques indépendantes. Il semble tentant a priori de considérer les populations montagnardes, productrices de sporophytes, comme traduisant des situations écologico-biologiques optimales, notamment en termes d’humidité, l’espèce étant fréquemment associée à des habitats humides. Il faut cependant rappeler que les sporophytes sont souvent observés également dans des habitats plutôt séchards (dans les Alpes du Sud en particulier) et que d’autre part les populations gamétophytiques sont capables de coloniser des supports détrempés en permanence. La valeur indicatrice de Buxbaumia viridis doit être reconsidérée à la lumière des nouvelles données biologiques présentées ici.
La démographie des populations de Buxbaumia viridis était naguère basée sur le comptage des capsules, car les autres organes de l’espèce passaient pour être indétectables sur le terrain. Nos études en cours montrent que l’évaluation d’une population est infiniment plus complexe et ne saurait se baser sur un simple comptage des sporophytes. En effet, de nombreuses populations ne comportent aucun sporophyte ; mais, même lorsque ces derniers sont présents, la corrélation entre le nombre de capsules et la surface couverte par le gamétophyte (à l’échelle de parcelles forestières) ne semble pas évidente. Certaines populations riches en sporophytes ne comportent que de faibles surfaces de gamétophytes et inversement. L’évaluation de la surface couverte par la phase gamétophytique pose des problèmes pratiques évidents sur le terrain, liés à l’exiguïté des structures en question, à leur discrétion et au fait qu’elles peuvent également se développer sous les bryophytes (donc n’être pas apparentes à l’observateur par une simple observation classique). Ce qui est certain, c’est que, en montagne, les populations sporophytiques abritent toujours également des gamétophytes visibles.
Les implications conservatoires de ces nouvelles observations sont importantes. Il semble prématuré de hiérarchiser l’intérêt des populations sur la base de l’existence de sporophytes ou de leur supposée absence, les deux phases appartenant au même taxon et bénéficiant de la même manière d’un statut de protection. De nouveaux travaux sont nécessaires afin de cerner avec plus de précision la répartition nationale (et européenne) du taxon, mais également de mieux évaluer l’amplitude de sa niche écologique. Étant donné la difficulté de détection des phases gamétophytiques et leur fréquence en France, et en tenant compte du statut réglementaire de l’espèce, il convient de diffuser ces nouvelles connaissances pour une meilleure prise en compte dans les projets d’aménagement.
Dans le cadre de demandes de dérogation, l’évaluation démographique des populations concernées est importante. Elle était naguère délicate (Vottier & Vallée, 2017), mais possible, lorsqu’on considérait, de manière erronée à la lumière des nouvelles connaissances, qu’un individu = un sporophyte. L’estimation de la population devient beaucoup plus difficile en tenant compte du stade gamétophytique, dont on a montré qu’il peut coexister avec les capsules ou se développer indépendamment de ces dernières. La simple prise en compte des « supports favorables » (Bonnet et al., 2018) sous-entend que l’on soit en mesure de les caractériser précisément, ce qui n’est pas véritablement le cas dans l’état actuel de nos connaissances (les gemmes pouvant être observées sur de nombreux supports, bien différents des seules pièces de bois mort, par exemple sur le sol, de minuscules résidus organiques, la base des troncs, les rochers humifères, etc). L’approche « habitats d’espèce » apparaît dès lors plus opérationnelle. Les différents documents disponibles actuellement sur la prise en compte de Buxbaumia viridis bénéficieraient d’une actualisation des connaissances.
Dans l’immédiat, nous recommandons donc de poursuivre les investigations, à la fois sur le terrain et au laboratoire, afin de disposer d’éléments plus complets et précis permettant d’élaborer une véritable stratégie d’inventaire et de conservation de l’espèce, prenant en compte l’ensemble des stades de développement de cette espèce.
Bibliographie
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Remerciements
à Ameline Guillet et Heïdi Floury pour l’important travail de terrain réalisé au cours de ces trois dernières années, à Serge Muller (université de Montpellier) qui a réalisé les photographies des gemmes en microscopie focale.