Changement climatique et végétation : un enjeu au fond du tiroir ?

Title

Climate change and vegetation : an issue at the bottom of the drawer ?

Résumé

À partir d’une synthèse concernant la situation actuelle et prévisible de l’impact du changement climatique sur la flore et les habitats naturels, l’auteur évoque la prise en compte très insuffisante de cette évolution dans les moyens affectés aux suivis phytoécologiques.

Abstract

Starting from a summary concerning the current and foreseeable situation of the impact of climate change on flora and natural habitats, the author evokes the very insufficient consideration of this evolution in the means allocated to phytoecological monitoring.

Comme les événements météorologiques (extrêmes ou non) nous le montrent, nous sommes entrés dans une phase accélérée des conséquences régionales du changement climatique. Aucune région française ne peut aujourd’hui prétendre être à l’écart de la dérive des températures saisonnières ou moyennes annuelles, des modifications en matière de jours de gel, d’extrêmes froids ou chauds, de durée et d’intensité de sécheresses, vagues de chaleur ou canicule, etc.

Conformément aux scénarios des rapports successifs du GIEC [Assessment reports (AS) 1 à 5 de 1990, 1995, 2001, 2007, 2013-2014 ; AS 6 publications partielles 2021-2022 ; rapports spéciaux (SR), en particulier GIEC (2018, Special report of global warming of 1,5 °C)] et aux déclinaisons régionales effectuées par Météo France (CNRM) et l’Institut Pierre-Simon-Laplace ou d’autres organismes dans le cadre de divers programmes prévisionnels (INRAE ; Malavialle, 2022 ; Météo France, 2019, 2021a ; Raisson-Victor et al., 2022 ; Soubeyrou et al., 2020), ce changement va continuer et augmenter en amplitude. Il va devenir de plus en plus manifeste et contraignant, car les dispositifs de limitation des émissions de gaz à effet de serre adoptés jusqu’à présent ou les engagements officiels des différents pays les plus émetteurs ne sont pas suffisants pour stabiliser à court terme la dérive climatique (Climate action tracker, https://climateactiontracker.org/). Avec l’accroissement de précision, notons que les simulations successives sont de plus en plus pessimistes (Institut Pierre-Simon-Laplace, 2019 ; CNRS, 2017 ; Brown & Caldeira, 2017 ; Mayor et al., 2017). De plus, certains processus découlant de l’augmentation des températures n’ont qu’un effet retardé car, à un moment donné d’un changement en cours, la situation n’est pas physiquement en équilibre (cas de la fonte des glaciers par exemple). Enfin, la problématique des tipping points (points de basculement) est difficile à intégrer aux simulations mais laisse planer la menace d’une aggravation subite de la dérive climatique (Wunderling et al., 2021).

Les répercussions sur les écosystèmes devraient donc inévitablement s’accentuer dans la prochaine décennie, en particulier en matière de composition floristique des communautés végétales, de répartition des taxons les plus vulnérables ou inversement les plus adaptés au changement, de modification des habitats naturels et des paysages. L’un des cas les plus manifestes à cet égard est celui de la végétation orophile, véritable « condensé » de la relation climat-végétation : l’amenuisement des surfaces englacées, la modification induite en termes de températures ambiantes tant en durée qu’en intensité, la nouvelle instabilité de certains emplacements, les potentialités libérées par la montée en altitude des isothermes, la modification du fonctionnement des cycles biogéochimiques créent des conditions nouvelles pour toute la flore de l’étage alpin initial, et c’est également valable pour les étages montagnard et subalpin (Lenoir et al., 2008). Certains aspects « stratégiques » pour les milieux et les espèces (températures extrêmes, durée et ampleur de déficit hydrique, etc.) vont contribuer à impacter fortement les stations d’espèces végétales en limite climatique (marges des aires de répartition, isolats, etc.). De même, les milieux dépendant plus ou moins fortement des conditions hydrologiques – pluviosité forte, nappe affleurante, débit soutenu des rivières, fréquence d’inondation, etc. – pourront dans un certain nombre de cas critiques, en absence de régulation artificielle ou de facteurs tampons, subir des mortalités importantes, affectant les populations végétales, puis voir se réduire d’autant plus leur richesse spécifique.

Les espèces cryophiles ou psychrophiles, ou de façon générale d’affinité tempérée fraîche, ainsi que celles qui sont sur le versant hygrophile des préférendums (intervalles de tolérance) seront impactées au premier chef. Parmi les milieux concernés, mentionnons à titre d’exemple, outre le cas déjà cité des habitats naturels sous influence des glaciers, les mares temporaires, les bombements tourbeux, les falaises et surplombs ombragés et suintants, les queues d’étang, les zones rivulaires des petits cours d’eau, les prairies hygrophiles. Dans une large partie de la France, et pas seulement en zone d’influence méditerranéenne, les formations à biomasse ou nécromasse sensibles au feu (forêts, landes, fruticées, etc.) subiront en proportion croissante des attaques d’incendies dévastateurs, de plus en plus fréquents et de plus en plus violents, difficiles à maîtriser (Météo France, 2020a ; Vennetier, 2020). La récupération post-incendie en deviendra de plus en plus partielle et aléatoire, générant des pertes multiples dans la présence et la diversité des espèces. Les impacts de ces processus s’étendent évidemment à toutes les composantes des milieux (au règne animal, à la fonge, etc.) qui soutiennent aussi le fonctionnement des écosystèmes (cas des disséminations zoochores par les fourmis, les rongeurs et les oiseaux, ou des bénéfices de la symbiose avec les champignons) (Johnson et al., 2017).

Les cartes de répartition actuelle des espèces constituent donc aujourd’hui, au moins pour les plus sensibles, presque déjà une « mémoire » d’une situation antérieure, bien des taxons n’étant plus à leur optimum mais se maintenant sur le versant encore « tolérable » de leur niche climatique comme le montre l’effet de « dette climatique », par exemple pour la flore forestière (Bertrand et al., 2011, 2020), tandis que d’autres voient s’ouvrir de vastes potentiels d’extension asymétrique en latitude, voire en altitude. Mais des espèces ont déjà sensiblement amorcé un déplacement géographique selon des gradients latitudinal et longitudinal, zones plus tempérées, fraîches ou humides (Danais, 2019). Avec l’accélération des processus physiques et biotiques mentionnés, nombre de stations connues parfois depuis longtemps dans le contexte climatique des xixe et xxe siècles sont appelées à finalement disparaître, tandis que le temps nécessaire à l’apparition de nouvelles populations par dissémination spontanée et installation stabilisée n’est pas forcément disponible : c’est la différence entre la vitesse de décalage physique des conditions climatiques et la vitesse de dispersion des espèces qui détermine le résultat (IPCC, 2014). Ainsi, même les cartes de répartition prospectives réalisées dans la littérature scientifique des dernières décennies (Feehan et al., 2009), lorsqu’elles sont fondées essentiellement sur un modèle de niche, peuvent pêcher certainement par excès d’optimisme, sauf pour des végétaux susceptibles d’être rapidement propagés par l’homme (id)[1]. À cela s’ajoute la limite des simulations, qui ne cessent d’ailleurs de s’améliorer en fiabilité (Schwingshacki et al., 2019 ; Marage & Gégout, 2010). Inversement l’expansion d’autres taxons peut modifier sensiblement la composition de communautés classiquement définies dans la nomenclature phytosociologique ainsi que leur répartition sur le territoire (Martin et al., 2019). Une succession d’« anomalies » devrait ainsi bientôt s’accroître dans les observations stationnelles (Danais, 2018). Parmi ce phénomène, le cas des espèces dites « invasives » est en particulier à considérer – avec les difficultés que peut maintenant comporter l’application de ce qualificatif dans un contexte climatique lui-même évolutif :  bien des taxons ne feront que se conformer à leur nouvelle aire potentielle de répartition si leurs capacités de dispersion le leur permettent[2].

Le tableau ainsi dressé est lourd et inquiétant : de profonds bouleversements de la flore et des communautés sont à attendre dans la plupart des régions françaises, changements au cours desquels un certain nombre de taxons (notamment des endémiques, des taxons très peu représentés ou vulnérables à plusieurs facteurs dont ceux découlant de la pression anthropique, par exemple le drainage et la mise en culture de nouvelles zones rendues favorables à la faveur du changement comme une partie des zones humides) seront fortement menacés. Pour n’en citer qu’une part minime et emblématique, Tofieldia pusilla en zone de montagne, Hammarbya paludosa devenue exceptionnelle en divers territoires, Marsilea strigosa de zones humides méditerranéennes, plusieurs espèces d’Isoetes, Ranunculus nodiflorus des affleurements temporairement submersibles, le complexe Sedum villosum/pentandrum, les stations planitiaires de Marsilea quadrifolia, Pinguicula lusitanica, Thelypteris palustris, Vaccinium oxycoccos, Wahlenbergia hederacea. Dans le cas des syntaxons, dans une sélection tout aussi minimaliste, mentionnons des stations en limite de conditions idoines comportant des bas-marais tels que ceux de l’Hydrocotylo vulgaris-Schoenion nigricantis, des landes très atlantiques de l’Ulici minoris-Vaccinietum myrtilli, divers syntaxons des Oxycocco-Sphagnetea comme le Narthecio ossifragi-Sphagnetum auriculati, des associations liées aux microcuvettes comme l’Anagallido tenellae-Pinguiculetum lusitanicae, beaucoup d’entités du Cicendion filiformis, etc. Ce qu’il importe d’avoir à l’esprit, à partir des scénarios climatiques établis[3], c’est que cette vaste modification prévisible sera rapide (figure 1) et qu’il semble déjà a priori malaisé d’en effectuer un suivi synchrone compte tenu du nombre d’occurrences dans l’espace et dans la diversité spécifique.

Figure 1. Extrait de graphe de la présentation des résultats des simulations françaises pour le programme mondial de recherche CMIP6. Le rectangle encadre une augmentation de température moyenne annuelle à l'échelle mondiale de l'ordre de 1 °C en trois décennies seulement, quel que soit le scénario ; d’après Braconnot et al. (2019).

Or, à ce jour, les prospections et inventaires réalisés dans le cadre traditionnel restent la règle, à savoir des découvertes aléatoires, des retours assez improvisés par des observations de bénévoles sur les stations connues, des inventaires ponctuels liés à des aménagements, des études étroitement ciblées sur certains taxons ou certaines communautés végétales ; tout cela reste ponctuel dans l’espace ou dans le temps. Nous n’oublions évidemment pas les suivis « institutionnels » de certaines espèces liées à des plans nationaux d’action, les suivis effectués sur des populations répertoriées par les conservatoires botaniques nationaux, les réserves naturelles, les parcs nationaux ou les parcs naturels régionaux, les conservatoires d’espaces naturels ou les opérateurs Natura 2000 (cas de stations d’orchidées en de nombreux endroits, d’Andromeda polifolia dans le Cotentin, de Trifolium saxatile ou de Carex bicolor dans les Alpes, etc.) ; mais malgré tout, on s’accordera d’évidence sur le fait que ces exceptions restent infimes à l’échelle du territoire national, en surface si ce n’est en représentativité, et (légitimement) focalisés sur les espèces au statut le plus critique, du moins dans de nombreux cas[4]. Comparativement à une part importante de la faune, le règne végétal est nettement moins mobile et, même en tenant compte de la dissémination des diaspores, beaucoup d’espèces ne peuvent espérer compenser significativement le changement climatique en se déplaçant. La majeure partie des changements découlant du climat envisageables ne sont donc pas monitorés ou ne le sont qu’en « peau de léopard » et/ou de manière aléatoire. Concernant les végétaux, l’ampleur du changement climatique crée une situation « hors norme » (c’est-à-dire que les seuils de tolérance en-deçà de la létalité peuvent être franchis) bien au-delà du seul cas des taxons endémiques : même des espèces aussi banales dans les plaines françaises que Quercus robur vont être impactées (Badeau et al., 2004). On peut imaginer que dès à présent des modifications substantielles des groupements végétaux ou des répartitions d’espèces soient ignorées faute d’observations. L’absence d’un véritable plan national d’alerte et de suivi sur le devenir de tous les taxons et des syntaxons sensibles au changement climatique pose donc une légitime question et doit interpeller tous les botanistes, les phytogéographes, les écologues et tous ceux qui, plus largement, œuvrent en faveur de la préservation et de la connaissance des milieux. Pour les bénévoles de la science participative comme pour les acteurs académiques, il n’est plus possible de considérer la situation comme stable, même à moyen terme. Pour être à la hauteur de l’enjeu, des moyens spécialement alloués au suivi des taxons et syntaxons plus sensibles devraient être dégagés à l’échelle nationale et répercutés dans chaque région en fonction des effectifs concernés (Marage & Gégout, 2010 ; Médail & Quézel, 2003). Les zones de montagne et les isolats bioclimatiques en particulier, où la situation évolue déjà de façon critique, méritent des dispositions de suivi renforcées (OPCC-CTP, 2018).

À l’évidence, une telle disposition nécessite en premier lieu d’établir la liste de ces taxons et syntaxons sur la base de critères suffisamment objectifs et partagés par la communauté scientifique. Une objection pourrait m’être opposée : si l’apparition d’une espèce inconnue jusqu’alors dans une zone géographique donnée peut être dotée, à dire d’expert, d’une probabilité forte d’effet climatique, en revanche la disparition d’un taxon peut plus difficilement être considérée comme certaine, a fortiori comme certainement issue du changement climatique une fois avérée. Mais d’une part le caractère « probabiliste » de la disparition peut être intégré à l’interprétation des résultats et, d’autre part, il ne s’agit pas ici d’identifier à coup sûr « si » l’origine hic et nunc est climatique ou non, mais de détecter ces disparitions afin d’en dresser la cartographie, et ainsi de rester le plus à jour possible du statut actualisé du taxon, et si possible de syntaxons dont ce taxon est caractéristique. Faute de telles dispositions, on se mettra dans les conditions de devoir constater, a posteriori et beaucoup trop tard pour toute mesure de conservation, l’amenuisement de pans entiers du patrimoine végétal, puis l’extinction d’une partie des taxons concernés. A contrario, un monitoring suffisamment dense et précoce mettra en évidence la diminution des populations qui précède toujours l’extinction (Ceballos et al., 2017), respectant ainsi la conduite d’une politique rationnelle de conservation.

 

[1] D’autant plus que de nombreux effets de « coupure » des corridors potentiels s’exercent aujourd’hui dans un pays largement artificialisé comme la France, même s’ils ne sont pas toujours totalement imperméables.
[2] Aussi serait-il préférable de restreindre l’usage du terme invasif à des taxons historiquement étrangers au territoire français et introduits par l’homme.
[3] Pour la France, l’augmentation moyenne annuelle de température depuis le début des observations est déjà de plus de 1 °C (Institut Pierre-Simon-Laplace, 2019), et les températures extrêmes évoluent plus rapidement que les moyennes. En termes de latitude, 1 °C équivaut approximativement à 150 ou 200 km de décalage pour l’hémisphère nord.
[4] On notera toutefois un effort particulier de l’ONF pour ce monitoring de ses espaces forestiers dans le cadre du programme Renecofor (Legay et al., 2020).

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Remerciements

Reconnaissance à Pierre Coulot pour ses bonnes remarques sur une première version du texte.