Aperçu de la flore du cirque de Troumouse (Pyrénées centrales) : les crêtes occidentales
Title
Overview of the flora of the Cirque de Troumouse (central Pyrenees): the western ridges
Résumé
Herborisation par deux botanistes amateurs sur les hauteurs du cirque de Troumouse dans les Pyrénées centrales.
Abstract
Herborization by two amateur botanists on the heights of the Cirque de Troumouse in the central Pyrenees.
En cette fin de mois de juin 2022, malgré une météorologie chaotique, nous décidons d’exécuter un programme que nous nourrissons depuis deux ans : le parcours des crêtes occidentales du cirque de Troumouse, au-dessus du hameau d’Héas (commune de Gèdre dans le département des Hautes-Pyrénées. En juin 2020, nous avions parcouru la partie orientale du cirque par les hauteurs, montant au col de la Munia et redescendant par le col de la Sède, visitant notamment les pics de la Munia, de Serre Mourène et de Troumouse. La relation des observations botaniques faites à cette occasion avait été publiée dans la revue Isatis31 de 2021. Pour compléter notre herborisation de la crête frontière, nous comptons maintenant gagner le pic de Gabiédou (2 809 m) par le port de la Canau, puis rejoindre le pic et la Hèche de Bounéou, gravir le Pène Blanque, point culminant de l’itinéraire à 2 905 m, passer par le mont Arrouy et redescendre au fond du cirque depuis le col de la Munia (carte 1, tracé en rouge).
Les informations que nous avons pu récolter sur les difficultés de ce parcours sont assez parcellaires : en résumé les crêtes sont aériennes, mais dépourvues de passages aussi scabreux que ceux rencontrés il y a deux ans sur la moitié orientale du cirque. Toutefois, notre imagination reste frappée par des clichés imprimés en 1903 dans un article de Lucien Briet intitulé La crête de Bounéou. Ses photographies spectaculaires du passage du « Cheval Rouge de Bounéou », franchi à califourchon sur le fil de l’arête – une jambe pendant en France, l’autre en Espagne – et des précipices du Bounéou, tempèrent un peu notre excès de confiance (photos 1 et 2).
De 1889 à 1911, Lucien Briet explore et photographie les Pyrénées dans la région de Gavarnie et du Haut-Aragon. Il ne manque pas, à l’occasion de ses excursions, d’observer la flore et de consigner quelques-unes de ses observations. Ainsi, il indique la présence en août 1902 sous le port de la Canau du passerage alpestre, Lepidium alpinum (de nos jours Hornungia alpina). Feuilletons la narration de sa course sur la crête de Bounéou, précisément celle que nous envisageons d’effectuer : nous y trouvons Oxytropis pyrenaica, considéré rare par l’auteur, qui le signale près de la borne frontière du port de la Canau. Tout comme pour le passerage, la désignation de cette plante a changé : on la connaît maintenant sous le nom d’Oxytropis neglecta. Sur l’arête occidentale du cirque de Troumouse, Lucien Briet récolte encore « des joubarbes, du sédum, plusieurs saxifrages, la potentille fausse-alchémille, la linaire des Alpes, la raiponce hémisphérique, la gentiane printanière, l’ibéris couleur de chair, et un hieracium jaune, le piliferum peut-être… ». L’écrivain ne peut réprimer son enthousiasme au milieu de ce « jardin quasi suspendu. Un botaniste se croirait transporté au septième ciel », s’exclame-t-il ! Alors c’est décidé, plus d’un siècle après, nous emboîtons le pas à l’explorateur vers le port de la Canau avec ses crêtes, ses fleurs et ses précipices.
1. Montée au port de la Canau
Au départ, quelques buissons de Rhododendron ferrugineum balisent nos pas et dès la première prairie nous nous arrêtons devant les corymbes roses de Viscaria alpina (photo 3). Plus discrets, Plantago alpina et Homogyne alpina dressent leurs hampes florales à ses côtés. Encore quelques pas et nous ne pouvons réprimer notre admiration devant les corolles délicates de Geranium cinereum (photo 4). Nous retrouverons cette plante un peu plus haut, dès les premières rocailles, à l’embouchure du vallon de la Canau, puis ne la reverrons plus de la journée. Sur un replat où une grande flaque d’eau stagne, l’herbe tendre a fait les délices d’un troupeau, dont les bouses fraîches trahissent la nature. Une poignée de fleurs de Viola palustris a cependant échappé à la voracité de ces gourmands ruminants qui se sont aussi désintéressés des pieds immergés de Caltha palustris.
Quittons le plancher des vaches pour nous hisser vers le territoire des isards. La pente s’accentue, la roche affleure, les blocs de pierre sont de plus en plus nombreux : ce sont les premiers escarpements, parfois suintants de l’entrée du vallon de la Canau. Outre une harde d’une dizaine de Rupicapra pyrenaica qui s’enfuit à notre approche, nous notons, concernant le règne végétal : Saxifraga aizoides, Micranthes stellaris, Bartsia alpina, Ranunculus alpestris (photo 5), Polystichum lonchitis, Arabis alpina, Viola biflora, Cryptogramma crispa, Gymnocarpium robertianum, Armeria alpina, Veronica aphylla, Pinguicula alpina, et le passerage alpestre qu’avait indiqué L. Briet, Hornungia alpina subsp. alpina.
Un peu plus haut, le vallon s’élargit et la pente s’adoucit légèrement. Quelques pas encore pour gagner des éboulis calcaires constitués de pierres d’assez petites dimensions et de nouvelles espèces apparaissent : Carduus carlinoides subsp. carlinoides, Linaria alpina subsp. alpina, Arenaria purpurascens (photo 6), Saxifraga praetermissa (photo 7), Dryas octopetala, Crepis pygmaea, Doronicum grandiflorum, Oxyria digyna, Saxifraga oppositifolia, Primula integrifolia.
Lors de la montée, le terrain change de caractère, la prépondérance calcaire s’estompe pour laisser place à de fins éboulis schisteux. Ces variations seront d’ailleurs une constante durant la journée : des alternances continuelles entre schistes et calcaires, dont l’influence sur la nature et la richesse de la végétation sera très remarquable. C’est ici que commencent à pousser de spectaculaires Iberis spathulata (photo 8) aux organes floraux de taille démesurée par rapport à celle de leur appareil végétatif. L’éclat des fleurs blanches mêlées de teintes lilas contraste avec la couleur grise des éboulis. Leurs compagnons, presque invariablement, sont de discrets gaillets rampant au sol, dont les racines et les tiges allongées sont adaptées à ce type de terrain mouvant : Galium cometorhizon (photos 9 et 10).
Sur les pentes plus stables, une graminée se signale par ses feuilles aux tons bleutés. Son apparence fait penser à Festuca glacialis, toutefois ce sera l’examen a posteriori d’une coupe de feuille qui confirmera cette détermination. Nous noterons sa présence à plusieurs reprises, en particulier en montant au port de la Canau, ce qui n’a rien de surprenant : nous sommes ici sur la localité type de cette fétuque, décrite en 1874 par l’abbé Miégeville : Crescit in montibus Pyrenæis, in valle Héas, in cacuminibus glacialibus montium Gabiédou, Canaou, Trémouse, Camp-Long, et alibi, Julio-Octubri (pousse dans les Pyrénées, dans la vallée de Héas, sur les cimes glacées des montagnes de Gabiédou, la Canau, Troumouse, Camp-Long et ailleurs, juillet-octobre). L’abbé précise : « Il a en horreur les bas-fonds, même de la région alpine ; il ne descend pas au-dessous de la base de cette région. Il est du nombre de ces plantes curieuses qui marquent les limites de notre végétation pyrénéenne. Toutes les expositions lui conviennent, mais il préfère les boréales aux méridionales. Il couvre la zone glaciale comprise entre le mont Perdu et la Meunia de Trémouse. Cet espace de plus de 36 kilomètres carrés n’est à coup sûr qu’une faible partie de son aire de végétation. Il croît pêle-mêle avec le Poa distichophylla Gaud. autour des neiges éternelles du port de la Canaou. » Les neiges ne sont plus éternelles au port de la Canau, en revanche, nous retrouverons Poa distichophylla, synonyme, d’après M. Kerguélen, de notre actuel Poa cenisia. Terminons par quelques précisions savoureuses de l’abbé Miégeville à propos de sa fétuque : « Elle est vigoureuse et gaie au voisinage des glaciers ; rabougrie et sombre dans les sites secs et au sommet des pics… Friands de notre graminée, les ruminants la recherchent avec passion et la broutent avec délices. »
Poursuivons l’ascension. Au moment où nous apercevons au loin le col frontière, nous arrivons au niveau d’un premier névé ; il doit se trouver aux environs de 2 500 m d’altitude. Quel faible enneigement cette année ! Qu’il faut monter haut, en comparaison d’il y a deux ans, pour trouver la neige ! Sur les zones où elle s’est retirée récemment, la végétation est déjà développée, représentée notamment par Alchemilla fissa, Sibbaldia procumbens, Sedum alpestre, Gentiana verna subsp. verna, Salix pyrenaica, S. reticulata (photo 11), Carex parviflora (photo 12) et surtout celle qui constitue à nos yeux la plus belle trouvaille de la journée tant elle est peu courante, Saxifraga androsacea (photos 13 et 14). Unique station de la journée, sa population se limite à quelques dizaines de pieds sur une surface à peine supérieure à un mètre carré. Ils sont quasiment tous déjà fanés, preuve supplémentaire s’il en fallait de l’avance de la végétation pour la saison.
Après cet intermède, nous reprenons la direction du port de la Canau. Le paysage prend un caractère de plus en plus austère, des amas de dalles schisteuses parmi lesquelles nous nous composons un chemin couvrent le sol. Le règne végétal est écrasé par la puissance colonisatrice du règne minéral, continuellement alimenté par les rochers qui se détachent chaque hiver des hauteurs. De-ci, de-là, la vie se manifeste sous la forme d’individus isolés, dont les principaux sont Poa alpina subsp. alpina var. alpina, Botrychium lunaria, Asperula hirta, Vicia pyrenaica, Silene acaulis subsp. bryoides, Leucanthemopsis alpina subsp. alpina, Nardus stricta, Antennaria dioica, Veronica nummularia, Saxifraga iratiana, S. moschata et S. paniculata.
2. Le port de la Canau (2 686 m)
Au port de la Canau (photo 18), le vent du sud souffle violemment. Une bourrasque arrache à la crête quelques lamelles de schiste qui vont grossir les éboulis en contrebas. Dans ces conditions, notre projet consistant à suivre la crête de Bounéou, par endroits effilée, est compromis. Nous écoutons la voix de la raison et prenons le parti de nous diriger dans la direction opposée, à l’ouest, vers le pic de Gabiédou. Un relief à l’allure bienveillante nous permettra de subir sans risques les fureurs d’Éole. Lors de notre conciliabule au col, derrière un rocher formant un abri précaire contre le vent, outre Sedum alpestre (photo 16), Saxifraga oppositifolia et Iberis spathulata, notre liste s’est étoffée avec Coincya monensis subsp. cheiranthos (photo 17), Galium pyrenaicum (photo 15) et Potentilla nivalis subsp. nivalis.
3. Le pic de Gabiédou (2 809 m) et ses alentours
Sur le trajet menant au sommet, les gazons moelleux de Minuartia sedoides, Silene acaulis subsp. bryoides et Saxifraga iratiana (photo 19) tapissent le sol. Une foule de petites plantes les accompagne, en particulier Erigeron uniflorus subsp. uniflorus, Arenaria purpurascens, Paronychia kapela subsp. serpyllifolia et Anthyllis vulneraria subsp. alpestris. Dans la famille des Légumineuses, signalons aussi quelques pieds d’Oxytropis neglecta (photo 20) qui nous remémorent le récit de L. Briet. Nous ne sommes pas loin de la borne frontière où il les mentionnait en 1902 ! Un pied hypochrome, foisonnant au pied d’un rocher avec des grappes de fleurs blanches, retient aussi notre attention.
Aux abords immédiats du sommet du Gabiédou, Artemisia eriantha (photo 21), en début de floraison, forme par endroits de petites populations, tandis qu’Androsace ciliata (photo 22) est distribuée de manière beaucoup plus dispersée. La plante forme parfois des tapis roses où tiges et feuilles sont masquées sous l’abondance et la densité des fleurs.
Du sommet, nous redescendons sur des pentes caillouteuses conduisant à la crête qui file vers le nord. Dès les premiers mètres, un pied de Draba dubia (photo 23) ; ce sera le seul. Très discret, solitaire dans l’immensité minérale, il se développe sur les restes desséchés d’une autre plante. A-t-il élu domicile sur ce squelette ligneux ou les deux plantes ont-elles grandi en compagnie avant que l’une d’elles ne périsse ?
Nous poursuivons sur la crête, en direction d’un sommet sans nom, coté 2 776 m. Voici qui ressemble fort à un « jardin suspendu », quand paraissent tour à tour Luzula spicata subsp. spicata, Armeria alpina, Saxifraga bryoides, Sempervivum montanum subsp. montanum, Sedum alpestre, Juncus trifidus, Vaccinium myrtillus, Juniperus communis subsp. nana, Oreochloa disticha subsp. blanka et Phyteuma hemisphaericum. Avant d’être arrêtés par un rocher lisse et vertical, écueil qui stoppera notre progression sur cette crête, une grande tache violette visible au loin attise notre curiosité. Nous approchons avec prudence, non de peur qu’elle ne s’échappe à notre approche, mais par crainte que le sol, aux pentes de plus en plus accentuées, ne se dérobe sous nos pieds. La réponse est rapidement trouvée lorsque nous arrivons à proximité de ce qui se révèle être une touffe exubérante de primevère. Avec ses feuilles assez grandes, un peu lobées et légèrement visqueuses, il s’agit de Primula hirsuta (photo 24), admirable parure violette de l’un des derniers rochers facilement accessibles de la crête.
La dalle verticale qui nous fait face nous incite à rebrousser chemin pour retourner au pic de Gabiédou. Du sommet, la vue plonge sur la vallée du rio Cinca. Au fond, le col de Niscle, déjà dépourvu de neige, se détache dans le ciel, entouré des Tres Marias à l’est et des Tres Sorores à l’ouest. Le mont Perdu reste en partie invisible, masqué par des nuages que le vent amasse devant son versant septentrional. Parfois le voile se déchire, mettant en évidence le déficit d’enneigement : une partie de la surface du glacier, déjà à vif, présente des reflets bleuâtres. À l’est, la crête de Bounéou se déroule, d’apparence moins hostile que depuis le col de la Canau. Elle est complètement déneigée et il est évident que les premières centaines de mètres seront accessibles sans obstacle insurmontable, aussi décidons-nous de tenter de la parcourir selon le programme que nous avions fixé au départ, dussions-nous faire demi-tour en cours de route.
4. Crête du port de la Canau jusqu’au Pène Blanque (2 905 m)
En effet, à mesure que nous avancerons, les difficultés s’aplaniront. Tout au long du parcours, les passages paraissant de loin périlleux se révèleront très abordables une fois au pied du mur. La fureur des éléments s’apaisera petit à petit et ce n’est plus que sous une brise vigoureuse que nous progresserons jusqu’au col de la Munia.
Le début de l’itinéraire est évident, il suffit de suivre le faîte de l’arête : pic de Bounéou (2 726 m), Hèche de Bounéou, en traversant le Cheval Rouge – passage aérien devant son nom à la teinte ocre de la dalle rocheuse effilée qu’il est possible de franchir à califourchon sur une vingtaine de mètres, de la même façon que le guide de Lucien Briet, Jacques Paget dit Cantou – puis la crête se poursuit jusqu’au passage d’Arrouye (2 746 m). Ici, encore, la nature du terrain est variable, les schistes succédant aux calcaires et inversement. La flore, sous l’effet de ces variations, prend les aspects les plus divers : par endroits elle se limite à des plantes isolées surgissant d’une fissure (Valeriana apula, Cerastium alpinum, Saxifraga paniculata) ; ailleurs, dès qu’elle trouve de petits replats terreux, elle compose à nouveau de véritables jardins botaniques : sur calcaire, Salix herbacea, Carex curvula, probablement appartenant à la sous-espèce rosea étant donné le substrat où nous l’avons observé, Potentilla crantzii, Gentiana alpina, Potentilla nivalis subsp. nivalis, Galium pyrenaicum, Androsace villosa (photo 25), Leontopodium nivale subsp. alpinum, Minuartia sedoides, Aster alpinus, Globularia repens (photo 26) ; sur les schistes, Sedum atratum subsp. atratum, Trifolium alpinum, Scorzoneroides pyrenaica, Pedicularis kerneri, Agrostis rupestris, Carex myosuroides, Veronica fruticans, Saxifraga iratiana, Oxytropis campestris subsp. campestris, Lotus corniculatus subsp. alpinus, Epilobium anagallidifolium, Helictotrichon sedenense subsp. gervaisii puis à nouveau sur calcaire Androsace vitaliana (photo 27), Draba aizoides et Atocion rupestre.
Manquent encore quelques espèces signalées par L. Briet, dont celle qu’il indique avec incertitude : Hieracium piliferum. Nous finirons par la découvrir à notre tour sur le faîte de la crête, où elle forme un petit bouquet fleuri (photo 29). Non loin, nous trouvons à nouveau Primula hirsuta, en compagnie d’une plante dont les feuilles ont une ressemblance frappante avec celles de Potentilla alchimilloides, elle aussi indiquée par L. Briet. Ces feuilles paraissent avoir une marge blanchâtre, probablement parce que leurs bords sont légèrement recourbés, mais la présence de fleurs, petites et jaunes, dénoncent qu’il s’agit d’une alchemille de la section Alpinae. La quasi-totalité des feuilles basales présente un limbe généralement inférieur à 270°, possède sept folioles plutôt allongées, non soudées, munies de très peu de dents, celles présentes étant courtes : ces critères nous amènent à la nommer Alchemilla alpigena.
Vient le tour de gagner le Pène Blanque, point culminant de la journée. Les précipices du côté du cirque de Troumouse plongent de façon impressionnante sur les pâturages 500 m plus bas. Ce n’est pas sur ce versant que nous irons herboriser ! Le flanc espagnol est plus abordable : une pente raide couverte de blocs de calcaire en partie croulants. Par cet itinéraire, où Artemisia eriantha abonde, nous gagnons rapidement de l’altitude, jusqu’à retrouver la crête (photo 31) sur laquelle nous fondons l’espoir d’ajouter des observations intéressantes. Faite de calcaire blanc, prenant souvent l’aspect du marbre, elle offre le spectacle désolé de pentes arides quasiment désertiques… Sur ces grandes dalles, pas de terre, pas d’humus, les fissures même ne semblent guère accueillantes pour la végétation. Quelles prouesses d’adaptation à ce milieu hostile ont dû mettre en œuvre les rares semences qui ont réussi à germer, quelle ténacité ! Ce sont notamment encore : Silene acaulis subsp. bryoides, Linaria alpina subsp. alpina, Draba aizoides (photo 28), Saxifraga oppositifolia, Veronica nummularia (photo 30), Carduus carlinoides subsp. carlinoides. Bref, pas de plantes nouvelles sur ces hauteurs, mais c’est ici que les fleurs développent les tons les plus vifs, avec une intensité de coloration saisissante.
Il est temps d’entamer la descente. Gagner la brèche de la Clé du Curé en suivant scrupuleusement l’arête serait une entreprise de casse-cou : encore une fois, le versant espagnol présente des pentes plus douces, que nous descendons sans difficultés. Les éboulis hébergent un discret plantain endémique des Pyrénées, aux feuilles laineuses, Plantago monosperma. De la brèche, une montée d’une centaine de mètres nous conduit au mont Arrouy (2 888 m), pour gagner le col de la Munia. C’est ici que se fait la jonction avec l’itinéraire réalisé il y a deux ans. Après 4 km de marche sur la crête, nous poursuivons la descente en des lieux qui nous sont maintenant familiers, mais combien changés par le manque de neige ! Cette année, les journées exceptionnellement chaudes du mois de mai sont déjà venues à bout des névés habituellement présents en juillet.
5. Fond du cirque de Troumouse
De retour sur les pâturages du cirque de Troumouse, c’est toujours le même constat : la végétation est en avance, certaines floraisons sont déjà terminées. Nous n’entreprendrons pas de relevé systématique des espèces rencontrées étant donné l’heure tardive et ne griffonnerons sur nos carnets de notes que les noms de Geum montanum, Huperzia selago subsp. selago, Astragalus alpinus subsp. alpinus (photo 32), Bistorta vivipara, Erinus alpinus.
La veille, au même endroit ou presque, nous traversions la lande à rhododendrons et à genévriers nains lorsqu’un oiseau un peu lourd a pris la fuite. Il semblait blessé et une aile traînait sur le côté. Sans prendre son envol, il se déplaçait par bonds successifs. Alors surgît le souvenir d’avoir lu que certains galliformes de montagne utilisent cette stratégie pour duper un éventuel prédateur, l’attirer vers lui tout en l’éloignant de sa nichée pour la protéger. Immobiles quelques instants, nous vîmes effectivement quatre poussins s’éparpiller dans la végétation arbustive. Nous nous sommes éloignés prudemment, tâchant de ne pas écraser un petit retardataire. Il s’agissait de la perdrix grise de montagne (Perdix perdix subsp. hispaniensis) et ses poussins étaient presque sous nos pieds.
Dernière observation digne d’intérêt, c’est à proximité de l’auberge du Maillet que nous trouvons Scrophularia canina subsp. hoppii dont un pied contemple les flots du ruisseau du Gabiédou depuis ses rivages caillouteux.
6. Remarques et commentaires
6.1 Comparaison des crêtes orientale et occidentale du cirque de Troumouse
Une analogie apparaît évidente entre la flore de la crête orientale du cirque, parcourue deux ans auparavant, et celle occidentale, appelée aussi « crête de Bounéou ». La plupart des espèces notées en 2020 ont été vues en 2022, mis à part une poignée comme Potentilla frigida, Ranunculus glacialis et certaines androsaces. Cet été, nous n’avons pas identifié avec certitude Artemisia umbelliformis, qui est probablement présente sur certains points de la crête de Bounéou : bien que la végétation fût en avance, les Artemisia n’étaient pour la plupart qu’à leur stade végétatif.
En revanche, en juin 2020, nous n’avions trouvé ni de station de Saxifraga androsacea ni de Poa cenisia ; Primula hirsuta n’avait été observée qu’au nombre d’un individu au fond du cirque et une unique station de Geranium cinereum avait été vue en contrebas du cirque, sous les derniers lacets de la route.
6.2 Remarques sur les observations botaniques de Lucien Briet
Pour la même excursion, réalisée en 1902, rappelons que L. Briet avait observé Hornungia alpina et Oxytropis neglecta, puis « des joubarbes, des sédum et des saxifrages », Potentilla alchimilloides, Linaria alpina, Phyteuma hemisphaericum, Gentiana verna, l’ibéris couleur de chair et Hieracium piliferum.
De notre côté, nous avons aussi retrouvé les deux premières espèces, puis une joubarbe (Sempervivum montanum), plusieurs espèces des genres Sedum et Androsace ainsi que Linaria alpina, Phyteuma hemisphaericum, Gentiana verna et Hieracium piliferum.
En revanche, Potentilla alchimilloides nous a échappé, probablement parce que sa floraison n’avait pas démarré : au stade végétatif, sa ressemblance avec les alchémilles explique qu’elle soit passée inaperçue. En juin 2022, nous avions observé cette plante au fond du cirque de Troumouse, sa présence sur les hauteurs est donc vraisemblable.
Une dernière espèce pose question : l’ibéris couleur de chair, qui correspond à Iberis carnosa d’après le Guide des plantes protégées de Midi-Pyrénées. C’est de nos jours une espèce valide de l’ouest des Pyrénées. Cependant, elle a été l’objet d’une confusion qui a subsisté durant tout le xixe siècle : Lapeyrouse par exemple en 1813 et plus tard Rouy et Foucaud en 1893 considéraient qu’Iberis carnosa était synonyme d’I. spathulata. Nous avons observé en abondance cette dernière espèce, qui n’a pas dû échapper à L. Briet, alors qu’I. carnosa est restée invisible. C’est sans aucun doute Iberis spathulata que nous avons tous observé !
6.3 Époque pour herboriser
La fin du mois de juin permet d’observer beaucoup d’espèces en fleur. Selon l’enneigement et les températures du printemps, le début du mois de juillet pourrait certainement constituer une période favorable, tout en sachant que les espèces les plus précoces (Brassicaceae, Primulaceae et certaines Ranunculaceae notamment) risquent d’être déjà fanées.
6.4 Un cirque pour acrobates
Pour les botanistes qui voudraient entreprendre cette excursion, il faut savoir que, outre le côté aérien de la course (photo 33), des difficultés peuvent se présenter, notamment en fin de parcours, c’est-à-dire au plus mauvais moment puisqu’il s’agit, après avoir longuement parcouru les crêtes et alors que revenir sur ses pas n’est guère envisageable, de redescendre au fond du cirque de Troumouse (photo 34) : difficultés d’orientation, surtout si l’enneigement est important, pour trouver certains passages clés ; difficultés au passage connu sous le nom du Passet pouvant nécessiter l’emploi d’une corde à la descente, soit sur les dalles est (un spit en place en 2022), soit au niveau de la cheminée sud (une sangle et un maillon rapide en place en 2022) ; difficultés encore dans le couloir faisant face aux deux sœurs de Troumouse, pouvant exiger l’emploi du piolet et des crampons. Par endroits, les risques de chutes de pierres sont aussi à considérer.
7. Liste des plantes identifiées
Les noms des taxons retenus sont ceux indiqués dans Flora Gallica. Outre cette flore, nous avons consulté pour la détermination des espèces divers ouvrages listés dans la bibliographie.
Dans cet article, nous avons cité les plantes dans l’ordre dans lequel nous les avons rencontrées, en négligeant à quelques exceptions près les redites : de nombreuses espèces ont été observées à plusieurs reprises ; les indiquer à chaque fois aurait alourdi le texte et la prise de notes sur le terrain aurait été fastidieuse et interminable… C’est pourquoi nous n’avons plus mentionné de plantes entre la brèche de la Clé du Curé et le col de la Munia : non qu’il n’y en eût pas, mais à partir de là nous n’avons plus trouvé d’espèces supplémentaires.
Un bilan des taxons mentionnés, par ordre alphabétique des familles, est donné ci-après dans le tableau 1.
Tableau 1. Plantes identifiées le 21 juin 2022 au cirque de Troumouse.
Asteraceae Antennaria dioica
Asteraceae Artemisia eriantha
Asteraceae Aster alpinus
Asteraceae Carduus carlinoides subsp. carlinoides
Asteraceae Crepis pygmaea
Asteraceae Doronicum grandiflorum
Asteraceae Erigeron uniflorus subsp. uniflorus
Asteraceae Hieracium piliferum
Asteraceae Homogyne alpina
Asteraceae Leucanthemopsis alpina subsp. alpina
Asteraceae Leontopodium nivale subsp. alpinum
Asteraceae Scorzoneroides pyrenaica
Brassicaceae Arabis alpina
Brassicaceae Coincya monensis subsp. cheiranthos
Brassicaceae Draba aizoides
Brassicaceae Draba dubia
Brassicaceae Hornungia alpina subsp. alpina
Brassicaceae Iberis spathulata
Campanulaceae Phyteuma hemisphaericum
Caprifoliaceae Valeriana apula
Caryophyllaceae Arenaria purpurascens
Caryophyllaceae Atocion rupestre
Caryophyllaceae Cerastium alpinum
Caryophyllaceae Minuartia sedoides
Caryophyllaceae Paronychia kapela subsp. serpyllifolia
Caryophyllaceae Silene acaulis subsp. bryoides
Caryophyllaceae Viscaria alpina
Crassulaceae Sedum alpestre
Crassulaceae Sedum atratum subsp. atratum
Crassulaceae Sempervivum montanum subsp. montanum
Cupressaceae Juniperus communis subsp. nana
Cyperaceae Carex curvula subsp. rosea
Cyperaceae Carex myosuroides
Cyperaceae Carex parviflora
Cystopteridaceae Gymnocarpium robertianum
Dryopteridaceae Polystichum lonchitis
Ericaceae Rhododendron ferrugineum
Ericaceae Vaccinium myrtillus
Fabaceae Anthyllis vulneraria subsp. alpestris
Fabaceae Astragalus alpinus subsp. alpinus
Fabaceae Lotus corniculatus subsp. alpinus
Fabaceae Oxytropis campestris subsp. campestris
Fabaceae Oxytropis neglecta
Fabaceae Trifolium alpinum
Fabaceae Vicia pyrenaica
Gentianaceae Gentiana alpina
Gentianaceae Gentiana verna subsp. verna
Geraniaceae Geranium cinereum
Juncaceae Juncus trifidus
Juncaceae Luzula spicata subsp. spicata
Lentibulariaceae Pinguicula alpina
Lycopodiaceae Huperzia selago subsp. selago
Onagraceae Epilobium anagallidifolium
Ophioglossaceae Botrychium lunaria
Orobanchaceae Bartsia alpina
Orobanchaceae Pedicularis kerneri
Plantaginaceae Erinus alpinus
Plantaginaceae Globularia repens
Plantaginaceae Linaria alpina subsp. alpina
Plantaginaceae Plantago alpina
Plantaginaceae Plantago monosperma
Plantaginaceae Veronica aphylla
Plantaginaceae Veronica fruticans
Plantaginaceae Veronica nummularia
Plumbaginaceae Armeria alpina
Poaceae Agrostis rupestris
Poaceae Festuca glacialis
Poaceae Helictotrichon sedenense subsp. gervaisii
Poaceae Nardus stricta
Poaceae Oreochloa disticha subsp. blanka
Poaceae Poa alpina subsp. alpina var. alpina
Poaceae Poa cenisia
Polygonaceae Bistorta vivipara
Polygonaceae Oxyria digyna
Primulaceae Androsace ciliata
Primulaceae Androsace villosa
Primulaceae Androsace vitaliana
Primulaceae Primula hirsuta
Primulaceae Primula integrifolia
Pteridaceae Cryptogramma crispa
Ranunculaceae Caltha palustris
Ranunculaceae Ranunculus alpestris
Rosaceae Alchemilla alpigena
Rosaceae Alchemilla fissa
Rosaceae Dryas octopetala
Rosaceae Geum montanum
Rosaceae Potentilla crantzii
Rosaceae Potentilla nivalis subsp. nivalis
Rosaceae Sibbaldia procumbens
Rubiaceae Asperula hirta
Rubiaceae Galium cometorhizon
Rubiaceae Galium pyrenaicum
Salicaceae Salix herbacea
Salicaceae Salix pyrenaica
Salicaceae Salix reticulata
Saxifragaceae Micranthes stellaris
Saxifragaceae Saxifraga aizoides
Saxifragaceae Saxifraga androsacea
Saxifragaceae Saxifraga bryoides
Saxifragaceae Saxifraga iratiana
Saxifragaceae Saxifraga moschata
Saxifragaceae Saxifraga oppositifolia
Saxifragaceae Saxifraga paniculata
Saxifragaceae Saxifraga praetermissa
Scrophulariaceae Scrophularia canina subsp. hoppii
Violaceae Viola biflora
Violaceae Viola palustris
Bibliographie
Belhacène L. (coord.), 2021. Clés de détermination des genres et des taxons de la flore vasculaire de Haute-Garonne. Astre-31, 365 + XVII p.
Briet L., 1903. La crête de Bounéou. Annuaire du Club alpin français 29 : 171-197.
Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées (coll.), 2010. Guide des plantes protégées de Midi-Pyrénées. Biotope, collection Parthénope, 400 p.
Gómez D., Ferrández J.V., Bernal M., Campo A., Retamero J.R.L. & Ezquerra V., 2020. Plantas de las cumbres del Pirineo. Flora del piso alpino. Prames, 587 p.
Kerguélen M., 1993. Index synonymique de la flore de France. Patrimoines naturels 8 : 1-196.
Mateo G. & del Egido F., 2017. Estudio monográfico sobre los géneros Hieracium y Pilosella en España, con referencias a Portugal y los Pirineos franceses. Monografías de Botánica Ibérica 20 : 1-422.
Miégeville J. (abbé), 1874. Étude d’une graminée pyrénéenne de la région des neiges. Bulletin de la Société botanique de France 21 : suppl., IX-XI.
Picot de Lapeyrouse P., 1813. Histoire abrégée des plantes des Pyrénées, et itinéraire des botanistes dans ces montagnes, Bellegarrigue, LXXXIII + 700 p.
Portal R., 1999. Festuca de France. Édité par l’auteur, 369 p.
Rouy G. & Foucaud J., 1893. Flore de France ou description des plantes qui croissent spontanément en France, en Corse et en Alsace-Lorraine, II. 349 p.
Saule M., 2018. Nouvelle flore illustrée des Pyrénées, Pin à crochets, 1 379 p.
Thebe J., 2020. Aperçu de la flore du cirque de Troumouse. Isatis 31 (Revue botanique de la Haute-Garonne et du Midi toulousain) 20 : 123-133.
Tison J.-M. & de Foucault B. (coords), 2014. Flora Gallica, Flore de France. Biotope, Mèze, xx + 1 196 p.
Crédits photos
Cailhol Daniel : photos 9, 11, 16, 19, 22, 25, 26, 27, 28, 29 et 33 sous licence CC-BY-NC-ND.
Labourie Jean-François : photos 1 et 2, © Musée Pyrénéen.
Thebe Jérôme : photos 3, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 12, 13, 14, 15, 17, 18, 20, 21, 23, 24, 30, 31, 32 et 34 sous licence CC-BY-NC-ND.
Remerciements
Nos remerciements s’adressent à Jean-François Labourie, archiviste de la ville de Lourdes, pour nous avoir aimablement fourni ses photographies des clichés de Lucien Briet conservés au Musée pyrénéen et que nous avons reproduits en début d’article. Certaines déterminations de plantes dont nous avons pu douter ont été confirmées par Lionel Belhacène, nous lui sommes reconnaissants du temps qu’il a pris pour répondre à nos interrogations et pour la précision de ses réponses. Cet article a bénéficié d’une relecture méticuleuse de Valérie Martin-Rolland, qui s’acquitte toujours de cette tâche avec plaisir et empressement, ce dont nous la remercions. Enfin, Laurence Magnien trouvera ici l’expression de notre gratitude pour ses recommandations de prudence et pour avoir veillé à ce que nous ne manquions de rien le jour de notre excursion.