Carnets botaniques

Lors de l’étude des élatines du Territoire de Belfort (90) et la mise en évidence d’Elatine orthosperma Düben, l’article de Jauzein (2016) s’était avéré une ressource précieuse et avait permis par son contenu très complet de s’initier aux espèces du genre étrangères au territoire d’étude, notamment le « taxon de Fontainebleau », Elatine major Braun. De passage en forêt de Fontainebleau le 22 juin 2022, dans le secteur de Franchard, pour observer Karpatiosorbus latifolia (Lam.) Sennikov & Kurtto et rechercher des mares temporaires à Tanymastix stagnalis L. (un crustacé branchiopode appartenant à l’ordre des Anostracés), nous avons observé une mare de platière dont les zones encore en eau hébergeaient de belles ceintures de plantes amphibies.

1. Présentation de la mare de platière des environs de Franchard

Cette mare de platière (photo 1) d’environ 20 x 20 m² est une mare à fond plat et berges en pente douce. Le substrat est fortement acide, peu développé et sablo-organique là où le grès n’affleure pas directement. Le jour de la découverte, elle comportait encore de l’eau localisée à son point le plus bas.

Sur les vases exondées des abords, on pouvait relever une communauté végétale composée de Potamogeton polygonifolius Pourr., Juncus bulbosus L., Pilularia globulifera L., Lythrum portula (L.) D.A. Webb, Hydrocotyle vulgaris L., Elatine hexandra (Lapierre) DC. et, en mélange avec cette dernière, une élatine à fleurs tétramères dont l’ensemble des critères ne correspondait pas aux descriptions des espèces à fleurs tétramères connues de façon contemporaine en France métropolitaine. Au vu du contexte, il s’agissait d’un « bon candidat » pour Elatine major Braun, le « taxon de Fontainebleau ». Des photos ont été réalisées in situ et quelques brins prélevés afin de pouvoir réaliser une détermination ex situ.

Photo 1. Aperçu de la mare de platière des environs de Franchard, en forêt de Fontainebleau ; © F. Thiery.

2. Historique d’Elatine major

La plante de Fontainebleau a été nommée « Alsinastrum serpyllifolium, flore albo tetrapetalo » par Sébastien Vaillant dans son ouvrage de 1727 Botanicon Parisiense. On en trouve une représentation (photo 2) en fin d’ouvrage, réalisée par Claude Aubriet, et la description donnée est la suivante : « Cette plante nait dans les petites mares des rochers de la forêt de Fontainebleau et surtout dans celles autour de Franchard, où elle forme de petits gazons au fond de l’eau et au bord. Ses racines font de longs cheveux blancs, qui sortent par toupets, des nœuds inférieurs des tiges. Ces tiges rampent ordinairement sur la vase. Elles n’ont qu’environ une ligne d’épaisseur et sont vert pâle, rayées et entrecoupées de nœuds de trois lignes en trois lignes, de chaque nœud sortent une paire de feuilles opposées et coiffées par la paire supérieure. Ces feuilles ont depuis 2 jusqu’à 4 à 5 lignes de long sur environ une ligne de largeur dans leur partie moyenne. Leur vert est tendre et gai en dessus mais cendré en dessous. Elles paraissent coupées en deux parties égales par une petite ligne, qui règne dans toute leur longueur et sont taillées à peu près comme les feuilles de l’Alsine aquis innatans foliis longiusculis. J.B. De l’aisselle d’une de ses feuilles et quelquefois de toutes les deux s’élève un pédicule qui n’a souvent qu’une ligne de longueur et qui soutient une fleur à quatre pétales blancs, qui ne s’épanouissent que rarement. Dans cet état, le bouton n’est guère plus gros que la tête d’une moyenne épingle dont il a assez la figure, mais quand le fruit est mûr, le calice qui est découpé en quatre pointes arrondies dans les échancrures duquel étaient les pétales, a pour lors près de deux lignes de diamètre, et la capsule qui est placée dans son centre s’ouvre en quatre parties, pour laisser échapper des semences très fines. Les plus longues tiges de cette plante n’ont guère plus de quatre pouces de longueur. Elle n’a que le goût d’herbe. Elle fleurit en Juillet et Août. Voyez planche II. Fig. 2. ».

Photo 2. Dessin par Claude Aubriet d’Elatine major tiré du Botanicon Parisiense de S. Vaillant (1727).

Le binôme Elatine major a été créé par Alexander Braun en 1824 qui en donnait la description suivante : « Elatine foliis oppositis ; floribus alternis, pedunculatis, tetrapetalis, octandris, tetragynis ; calice tetraphyllo. (Flores albi) ». En fin de diagnose, Braun fait référence à deux iconographies d’une plante de Fontainebleau, celle de Vaillant et une de Schkuhr.

Selon Jauzein (2016), l’endémisme d’un tel taxon à Fontainebleau ne serait possible que par hybridation, les conditions climatiques et géographiques étant trop peu contraignantes pour une sélection naturelle. D’après le même auteur, l’épithète major se justifie par la taille de la plante, des feuilles et des graines.

Cette espèce considérée comme endémique de Fontainebleau était connue uniquement de trois secteurs (mares de Bellecroix, mare aux Fées et mares autour de Franchard) où elle a été observée régulièrement jusqu’à la fin du xix^e siècle comme en attestent des échantillons d’herbiers. Sa dernière mention remonte à 1936 dans la mare aux Fées (Virot, 1938).

Depuis ce taxon méconnu est tombé dans l’oubli : il n’apparaît d’ailleurs pas dans la Liste rouge régionale de la flore vasculaire d’Île-de-France (CBNBP, 2020) où il a sans doute été mis en synonymie avec Elatine hydropiper L. Il en va de même au niveau national, le taxon n’apparaissant pas dans le référentiel TaxRef v. 15 de l’INPN comme valide (synonyme de E. macropoda), ou européen (Sramko et al., 2016 ; Popiela et al., 2017), les conclusions de l’article de Jauzein (2016) ne semblant pas avoir encore été prises en compte ou n’étant pas connues.

3. La plante des environs de Franchard comparée à Elatine major

Les critères cités ci-dessous (en italique dans le texte) sont ceux de l’article de Jauzein (2016) permettant de distinguer Elatine major des autres taxons tétramères de France (E. alsinastrum L. exclu, ce taxon étant considéré à part en raison de ses feuilles verticillées). Ils sont comparés avec les observations effectuées sur les individus (tous exondés) de Franchard (photos 4 à 6 ; planche 1). Des compléments seront également apportés.

Photo 4. Détail des fleurs avec pétales blancs ; © F. Thiery.

Photo 5. Elatine major avec ses fleurs blanches pédicellées et ses tiges robustes (en haut à gauche, Elatine hexandra), environs de Franchard, le 8 juillet 2022 ; © F. Thiery.

Planche 1. Détails morphologiques d’Elatine major ; a : la plante ; b : feuilles ; c : stipules et pédicelles ; d : graines ; e : fleur et caspule ; © F. Thiery.

Photo 6. Elatine major (fleurs blanches) en mélange avec Elatine hexandra ; © F. Thiery.

Port plus robuste, les tiges pouvant dépasser 20 cm.

Les tiges du taxon de Franchard, d’une largeur comprise entre 1 et 1,5 mm, sont effectivement robustes (photo 5) comparées à celles des taxons tétramères connus. Quelques tiges de plus de 10 cm (couchées et enracinées sur le substrat) ont pu être observées. À noter également que les tiges fleuries sont environ deux fois aussi hautes que celles d’E. hexandra (photo 3).

Photo 3. Elatine major (au centre) dépassant des E. hexandra ; © F. Thiery.

Feuilles parfaitement sessiles, obovales, atteignant 8-10 × 3 mm (et jusqu’à 14 mm sur des individus stériles flottants), souvent nettement échancrées au sommet. Nervation caractéristique : 3-7 nervures arquées-parallèles (aboutissant cependant à des hydathodes : 2-3 paires)

Les feuilles (planche 1, b) possèdent un pétiole très court et atténué. Elles sont obovales, atteignent pour les plus grandes mesurées 7-8 mm et ne sont pas échancrées à leur sommet. On compte 3 à 5 nervures secondaires arquées sur les feuilles étudiées. Les critères portant sur les individus stériles n’ont pas été testés car toutes les tiges étaient exondées et fertiles.

Fleurs courtement pédicellées : en général pédicelles de 1-1.5(-3) mm, toujours nettement inférieurs aux feuilles.

Appliqué strictement aux fleurs, ce critère fonctionne sur la population avec des pédicelles de 0,5 à 3 mm (photo 5 ; planche 1, a et c). Ultérieurement les pédicelles s’allongent à la fructification, les plus longs pouvant atteindre 5 voire 6 mm.

Graines […] très grosses 0.6-0.8 mm pour un diamètre d’environ 0.3 mm

Les graines (planche 1,d) sont remarquablement grosses. Sur vingt graines mesurées, la taille moyenne est de 0,9 mm (0,8 mm pour les plus petites et 1 mm pour les plus grandes). Le diamètre lui est compris entre 0,25 et 0,3 mm (planche 1, d).

Observations complémentaires

La taille des pédicelles s’accroît entre les fleurs de l’extrémité des tiges (où elles sont presque sessiles) et la base où les capsules sont nettement pédicellées (comme sur la représentation de Vaillant). Les stipules, blanches et translucides, sont laciniées (planche 1, c). Les graines sont toutes conformes, faiblement arquées, voire presque droites, et leurs sillons comptent entre quatorze et vingt alvéoles de forme rectangulaire (planche 1, d). Les plus grands sépales mesurés (à la base de capsules matures) atteignent 3 mm. Quelques fleurs trimères (en réalité plutôt des fleurs tétramères malformées à pétales et/ou sépales fusionnés) ont été observées sur plusieurs tiges.

4. Analyse et suivi de la population

L’analyse des plantes des environs de Franchard montre qu’elles correspondent pratiquement avec tous les critères d’Elatine major proposés par Jauzein (2016), à l’exception des quelques différences concernant la morphologie des feuilles. Sur les échantillons d’herbiers consultés, le limbe était encore davantage obovale avec des nervures plus nettement parallèles. Mais cela reste dans la variabilité, la forme du limbe pouvant varier légèrement selon la durée d’exondation (P. Jauzein, comm. pers.).

On peut également noter que les fleurs sont remarquables par leur grande dimension pour le genre (cela vient s’ajouter à la liste des critères qui ont pu inciter Braun à attribuer l’épithète major à cette élatine) et surtout leurs pétales blancs (comme mentionné par Vaillant et Braun ; photo 4 ; planche 1, e). Le lieu-dit Franchard est également mentionné dans la description de Vaillant et les lieux de récoltes historiques d’Elatine major. L’ensemble de ces éléments permet de conclure que les élatines tétramères de Franchard sont Elatine major Braun, taxon méconnu et présumé éteint de la forêt de Fontainebleau.

Cette population a pu être observée également, toujours en fleurs et fruits, le 3 juillet 2022 (Th. Fernez, comm. pers.) malgré un niveau d’eau bas. À peine quelques jours plus tard, le 8 juillet, lors d’une visite de la station en compagnie de J.-F. Christians et G. Grenier, les vases étaient à un point proche de l’assèchement et les élatines desséchées dans leur quasi-totalité. Mais de nombreuses graines étaient observables parmi les capsules déjà ouvertes assurant ainsi la régénération de l’espèce.

5. Conclusion

Les élatines sont parfois des plantes annuelles capricieuses pouvant abonder une année puis s’éclipser ensuite plus ou moins longuement en fonction des conditions climatiques, des variations de niveau d’eau, voire d’autres facteurs (évolution du milieu, brassage des sédiments, mises en assec, dormance des graines…). À ce sujet, Virot écrivait en 1938 « Depuis longtemps les Elatine alsinastrum L., Elatine hexandra DC. et Elatine major Braun n’avaient pas été constatées dans les mares de la forêt de Fontainebleau ; Denis, dès 1918, considérait même leur extinction comme très prochaine. Au début du mois d’août 1936, mon attention fut attirée par l’apparition simultanée de ces trois élatines à la Mare-aux-Fées du Rocher des Étroitures. La chose est d’autant plus remarquable du fait que moi-même, qui connais bien la région et qui l’ai souvent parcourue au cours de nombreuses excursions, je ne les y avais jamais rencontrées. ». Cela peut expliquer que cette espèce n’ait plus été observée depuis 1936.

Espérons que cette redécouverte d’Elatine major permettra d’initier une étude approfondie du taxon, de comprendre sa position phylogénétique, de confirmer ou non son endémisme bellifontain et de travailler à sa protection, car dans tous les cas elle reste une plante rare et patrimoniale pour laquelle la forêt de Fontainebleau porte une responsabilité importante.